Les deux châteaux de Laroque de Fa
(article de Mr Claude Pla)
Laroque est l’un des nombreux villages castraux des Corbières. Son castrum primitif s’est établi sur le grand rocher connu de nos jours sous le nom de Castelnaut. Le Dictionnaire topographique du département de l’Aude nous livre la première mention historique: Rocha de fano (1215). Cette “roque du temple” est déjà en soi, à elle seule, un équivalent du château fort; c’est le sens qu’il faut donner à l’occitan ròca, augmentatif de ròc, qui désigne “le gros rocher”, comme òrta désigne “le grand jardin”: hauteur rocheuse et fortification ont fini par se confondre dans l’esprit des populations. La deuxième mention, encore au XIIIème siècle, est le plus explicite: castrum de fano (1258). C’est ce castrum qui, jusqu’au XVIIème siècle, sera le seul chasteau de Laroque.
Quehen et Dieltiens (Les châteaux Cathares… et les autres) soulignent que l’ancien castrum est ici constitué de «deux masses rocheuses reliées par des courtines»: le Castelnaut, couronné du château proprement dit et, au nord-est, moins élevé, le Roc de Peyrot, prolongement roturier du prestigieux édifice seigneurial. Le Fonds de Malte (Archives départementales de la Haute-Garonne) nous révèle d’ailleurs l’identité du personnage éponyme du petit rocher: dans le livre-terrier de 1546, il est fait mention, à Laroque, d’un Jehan soqualha filh de Peyrot de Villa Rouge. Le terrier de 1585 nous dit que «l’université de Laroque [c’est-à-dire la communauté du lieu] fait censive annuelle au Roy dix souls tournois… cest pour le fort et chasteau dud lieu maissons que sont dans icelluy»: dans ce document, le fort désigne l’enceinte castrale qui englobe en son sein le château et les maisons qui s’y trouvent; il y a, par exemple, «une maison dans le fort et four dedans icelle» tenue par «Jehan targues et Anthoine bertrand son beaufrere». Le terrier de 1608 rappelle avec insistance que «de tout temps le chasteau dudit la Roque appartient a sa majeste». La présence virtuelle à Laroque du Roi de France, seigneur lointain, prendra fin en 1695 où Bernard de Barre acquerra du souverain les châteaux et seigneuries de Davejean et la Roque de Fa.
Mais qu’en est-il des autres seigneurs de Laroque? Il y en a quatre, en effet, depuis le XIIIème siècle. Outre le Roi, sont encore mentionnés, fin XVIème-début XVIIème, deux petits fivatiers, qui tiennent du Roi leur part de seigneurie: «noble Jacques de cazamajou… et noble Jehan de montredon» et enfin «noble frere Claude daube chevalier de l’ordre Sainct Jehan de Jerusalem comandeur et sieur dhomps» lui aussi fivatier du Roi de France, mais aussi important que lui en termes d’assise foncière.
C’est dans le terrier de 1608 qu’apparaît une nouvelle donnée, essentielle pour notre recherche. On y apprend en effet que Me Pierre Villefranque tient «aux barris… une maison qui confronte de cers [càd à l’ouest-nord-ouest] la maison de monsieur le comandeur». Les barris désignent les constructions qui se sont implantées au fil du temps hors enceinte castrale, à l’ouest et au sud du fort et chasteau, c’est-à-dire notamment le faubourg du Carailhé, dont la première mention écrite est de 1585, avec ung paty basti de murralhes al carralh (nous pensons qu’il s’agit de l’Ièro crémado). Parmi le bâti hors du fort (“aux barris”), la pièce maîtresse est donc la maison du seigneur commandeur. La maison de Pierre Villefranque (parcelles 153 et 154 du plan napoléonien, selon notre hypothèse) est située entre l’église au sud et la maison du commandeur, qui n’est donc autre que le château moderne, au nord-ouest (parcelle 150 du même plan). Un autre document du Fonds de Malte, (coté H malte 5, pièce 18), intitulé “Arrentement des membres de la Roque de fa, Carcasses, Massac, etc.”, nous indique qu’à la date du 6 novembre 1540 le seigneur commandeur donne en arrentement [location] les biens fonciers de l’Ordre de Saint-Jean à Sire Gautier Maurin de Coustouge en Corbiere. Ce fermier devra «tenir couverts et munis de serrures la maison de la Roque de fa et les moulins qui sont aux dits membres»: c’est ici la première mention de la maison du commandeur qui, on va le voir, deviendra le château actuel. En effet, un dernier terrier du Fonds de Malte, celui de 1663, cite «une maison aux faubours» qui confronte de cers «la comanderie», puis une maison de Raymond Villefranque qui confronte de cers «le chasteau du Sire Commandeur» (ces deux maisons se trouvent dans le bloc des parcelles 143, 144, 145, 146, 148). Avec cette première apparition de l’appellation «chasteau» associée à la commanderie, le lien est donc fait avec le château moderne. Dans le même temps et dans ce même terrier, on continue à parler du «chasteau du Roy pres de leglise».
Le document de 1663 (coté 1 H malte reg 1657) apporte ainsi la preuve de l’existence de deux châteaux distincts à Laroque, en ce milieu du XVIIème siècle: le château royal, héritier du castrum primitif d’une part et le château moderne, ancienne maison du commandeur, d’autre part. Cette double présence seigneuriale, aux temps modernes, est comme un lointain écho du procès qui vit, au XIIIème siècle, le commandeur des Templiers de Laroque (prédécesseurs des Chevaliers de Saint-Jean) et le représentant du Roi de France, seigneur de Davejean, se disputer la propriété éminente du territoire de Saint-Martin-du-Vilar (le Viala actuel) aux confins des deux paroisses. Il reste de ces luttes d’influence séculaires entre les deux pouvoirs d’Anciens Régime, le symbole des deux châteaux de Laroque-de-Fa.